Conservateur en chef du patrimoine aux Archives
nationales
(Centre des Archives contemporaines)
Mémoire vive, morte, active, annexe, auxiliaire, centrale, rémanente, virtuelle, de masse… Autant d’épithètes variées pour la mémoire dont se joue l’informatique. La vérité pour l’archiviste est que l’informatique a la mémoire courte.
L’informatique est, en effet, une technique inscrite sous le signe de l’éphémère, tant par les outils qu’elle emploie que par les objectifs auxquels elle répond. Le recours systématique à l’informatique se justifie aujourd’hui par la nécessité obsédante de traiter toujours plus d’informations, afin d’obtenir des résultats toujours plus rapides, qui doivent être transmis à un nombre toujours plus grand d’utilisateurs.
Or, la mémoire, la mission de mémoire qui est celle de l’archiviste, ne se conçoit qu’en termes de permanence et de stabilité. L’archiviste se doit d’assurer la transmission aux générations à venir de témoignages dont il leur garantit l’accessibilité tant matérielle qu’intellectuelle. Il se trouve ainsi confronté à un défi technique et méthodologique sans précédent et il est appelé à résoudre des problèmes qui s’énoncent en termes contradictoires et entre lesquels il doit trouver un équilibre.
Les archives, telles qu’elles ont été connues depuis les origines jusqu’à aujourd’hui, peuvent être caractérisées sous deux aspects essentiels : elles ont été créées pour garder une trace, pour porter témoignage à travers le temps et elles ne peuvent être dissociées du support sur lequel elles sont arrivées jusqu’à nous.
Les archives sont créées par tout organisme (administratif, religieux, etc.), par toute personne physique ou morale dans le cadre de ses activités. L’objectif premier est de garantir des droits, d’apporter des preuves ; il est essentiellement d’ordre juridique (titres de propriétés, contrats, etc.). La préoccupation de disposer d’une documentation permettant de mieux assurer cette activité ou d’apporter un témoignage sur la façon dont elle a été accomplie est plus tardive dans l’histoire.
Ces archives sont constituées de documents. Ce terme est capital pour notre propos, car il cristallise la notion de preuve, de témoignage, ainsi que cette union intime entre l’information que l’on veut garder et le support sur lequel elle est écrite (parfois même inscrite ou gravée), que ce soit une tablette d’argile, un papyrus, un parchemin ou un papier. C’est parfois le support qui, par sa nature même, authentifie l’information.
L’invention de l’informatique ne répond à aucune de ces deux préoccupations. Cette technique a été mise au point pour réaliser des calculs, mettant en jeu des masses d’informations telles que l’être humain ne peut les traiter (et parfois même les concevoir) et ce, à très grande vitesse. La préoccupation est ici d’obtenir des résultats, toujours plus complexes et de les obtenir toujours plus vite. En garder une trace n’est nécessaire que dans la mesure où cela permet d’obtenir d’autres résultats.
Les supports existent car l’être humain ne peut pas (encore ?) interpréter de simples impulsions électriques, mais ces supports (écrans, disquettes, bandes magnétiques ou disques optiques) n’offrent à l’information qu’une opportunité de se poser (comme on pourrait le dire d’un papillon) : elle n’en est aucunement indissociable et n’en reçoit aucune authentification.
A ces éléments s’ajoutent la fragilité de ces supports, leur prolifération et surtout leur absence de lisibilité directe : ils ne peuvent être lus qu’avec le recours d’une machine qui « sait » les interpréter, c’est-à-dire qui sait traiter le support et connaît le « code » qui a transcrit l’information. Il ne faut pas négliger non plus la constante évolution technologique qui fait bouger le paysage avant même qu’on ait pu le cartographier en totalité.
Au commencement l’utilisation de l’informatique restait très proche de celle du système manuel : elle réalisait les mêmes tâches que le cerveau humain (avec un papier et un crayon) en mieux : en plus vite, en plus grand et sans erreur… et sans se lasser. Un fichier informatique constitué de cartes perforées (de quatre-vingt caractères) n’était que l’adaptation – pour la lecture par une machine- d’une fiche cartonnée qu’on aurait pu trouver dans les tiroirs d’un meuble en bois.
Aujourd’hui l’informatique n’est plus cantonnée au domaine du calcul ou de l’exploitation de données ; elle a tout envahi ; le traitement du texte, la production de l’image, celle du son … Elle réalise des choses inédites, spécifiques sans équivalence dans le domaine « matériel » : document virtuel, multimédia, simulation, messagerie mondiale.
En 1978, les Archives nationales ont voulu répondre au défi des « nouvelles archives » et ont créé le « projet Constance » (dont la signification littérale résume les objectifs : CONservation et Stockage des Archives Nouvelles Constituées par l’Electronique).
Après une période d’études techniques et archivistiques, les premiers fichiers, produits par des administrations centrales de l’Etat, furent archivées en 1983. La conservation de ces archives spécifiques est ainsi devenue une réalité au même titre que celle des quelque cent quatre vingt kilomètres de papier stockés au Centre des Archives contemporaines de Fontainebleau.
Au-delà de ce travail attendu de la part d’une administration à qui la loi sur les archives de 1979 a confié cette mission, le point peut-être le plus important consiste dans la méthodologie élaborée et mise en œuvre. La réflexion des archivistes face aux particularités des archives informatiques les a, en effet, conduit à dégager quelques principes destinés à inspirer leur pratique. Cette méthodologie peut être énoncée selon les quelques principes qui suivent :
. Sélectionner
les fichiers de conservation historique
Les moyens techniques et humains à mettre en œuvre pour mener à bien l’archivage des fichiers informatiques sont considérables. Cette constatation a conduit raisonnablement les archivistes à ne prendre en compte que la seule conservation définitive des documents informatiques.
Elle impose, en conséquence, de les sélectionner rigoureusement en appliquant deux principes archivistiques fondamentaux :
. Déterminer l’intérêt historique de l’information contenue dans les fichiers qui sont proposés à l’archivage. Une fois celui-ci établi, il devient nécessaire de mettre en place des solutions aussi satisfaisantes que possible face aux difficultés que peuvent présenter les supports ou les systèmes informatiques complexes pour une conservation de longue durée.
. Conserver exclusivement les informations essentielles sous leur forme la plus élémentaire. Ce principe tend à éviter une redondance coûteuse et injustifiée de la conservation, en permettant l’élimination (ou l’absence de collecte) de documents offrant des informations comparables.
. Respecter une forme unique pour la conservation
La diversité de la technique informatique n’a d’égale que la rapidité de son évolution. L’archiviste n’a ainsi d’autre choix que de suivre les modifications technologiques irréversibles que son environnement lui impose, faute de quoi les archives deviendront inaccessibles par obsolescence. Or, seule la maîtrise d’une situation parfaitement homogène peut convenablement lui permettre de ne pas être dépassé par les bouleversements de la technologie. L’unique solution permettant d’établir cette situation homogène consiste à s’efforcer de dégage des éléments d’universalité et de stabilité , même si le rythme rapide des changements les rend, par la force des choses, temporaires et partiels. Ces éléments sont liés à la représentation de l’information stockée et à son support.
Ainsi, ne peuvent être archivés que les fichiers, comportant les données de base, à l’exclusion de tout logiciel ou élément de logiciel ; ceux-ci sont, en effet, liés aux matériels hétérogènes et en constante évolution.
Tous les fichiers doivent être conservés dans des formes techniques identiques, selon des standards définis par domaine d’application (données, texte, image, etc.) et ce, quelle qu’ait été leur forme lors de leur création.
Il faut donc faire le choix d’un seul support de conservation qui présente les standards les plus universels possible. Cela présuppose de disposer des conditions matérielles plus ou moins contraignantes adaptées à son stockage.
. Un fichier n’est exploitable qu’avec la documentation
qui le décrit
Un fichier informatique, même bien conservé techniquement, ne sera jamais directement « lisible », exploitable, sans une documentation, on dit aussi une « méta-information » qui en décrit le contenu.
Cette documentation revêt deux aspects : un aspect technique, qui décrit comment l’information est représentée sur le support et organisée dans le fichier et un aspect conceptuel, qui fournit la signification des données.
L’archivage des fichiers informatiques de l’administration française est mené avec des moyens techniques raisonnables et une équipe réduite. On compte aujourd’hui environ 6000 fichiers archivés (dont ceux de l’Insee, Institut national de la statistique et des études économiques). Ce qui représente environ cent cinquante enquêtes statistiques ou procédures administratives ; on peut également les évaluer à quelque deux cent cinquante giga-octets.
Les réalisations de Constance sont importantes au regard du défi que nous lance l’emploi des nouvelles technologies de l’information ; elles restent néanmoins limitées et ne représentent qu’un premier pas méthodologique.
L’administration, (pour ne s’en tenir qu’à
elle car elle est la première pourvoyeuse d’archives), recourt aux nouvelles
techniques du traitement de l’information dans presque tous les domaines de ses
activités et ce, depuis une trentaine d’années : gestion de dossiers,
courrier, statistiques, comptabilité, graphisme, établissement de cartes et de
plans, transmission de l’information, etc. D’antiques institutions comme le
cadastre ou l’état civil ne font pas exception à cette règle.
Ainsi, comment ignorer que ces fichiers pourront se révéler demain, pour le chercheur qui voudra connaître la vie administrative, économique, sociale, culturelle et scientifique de la fin du XXe siècle, de très riches et passionnants gisements d’informations ?
Lors des débuts de l’utilisation de l’informatique, l’information traitée par l’électronique existait toujours sur des supports directement lisibles : bordereaux, questionnaires, dossiers. La question de la conservation des documents électroniques était déjà néanmoins posée car il était déjà difficilement envisageable de retraiter l’immense masse d’informations ainsi collectée sans avoir recours à l’informatique ; conserver l’information sur papier et devoir la saisir à nouveau ne semblait pas une solution raisonnable.
Aujourd’hui, dans la plupart des cas, le papier n’existe plus : la saisie des informations se fait directement grâce au développement des ordinateurs portables ou à la numérisation, le courrier électronique se généralise.
La numérisation des documents remplace de plus en plus le microfilmage. Elle représente sans doute un progrès pour l’efficacité de l’administration, mais peut se révéler un cauchemar pour l’archiviste. L’opération technique de numérisation peut être réalisée sans ordre, avec ajout, mise à jour, etc. Lors de la consultation, c’est le système d’indexation et de recherche qui reconstitue les dossiers éparpillés « physiquement » dans le système de gestion électronique des documents. Mais l’archivage ne peut envisager de sauvegarder tous les systèmes de recherche, logiciels et bases de données permettant de reconstituer ces ensembles cohérents. Il faut donc redonner, pour l’archivage, un certain ordre à ces collections d’images. Si le vrac est l’ennemi de l’archiviste, le vrac numérique en est l’ennemi absolu.
L’archivage déjà réalisé n’est qu’une infime part de ce qu’il reste à accomplir dans ce domaine. Le territoire à couvrir est immense : il est, en effet, non seulement constitué par la masse des archives accumulées depuis les débuts de l’informatisation – même si une part de celle-ci a disparu, érodée par la négligence e « autodétruite » au fil des trente dernières années - , mais aussi par la multiplicité et la diversité des créations actuelles et par celles du futur tout proche.
Il faut pouvoir traiter les divers supports et les différents types de fichiers qui existent dès à présent dans l’administration (image numérisées, disques optiques, etc.). Il est nécessaire également de pouvoir participer et de faire face aux transferts de données qui sont désormais généralisés.
Mais la mobilisation des archivistes reste encore faible devant cet océan numérique à endiguer. Sans doute par manque de formation, par manque de moyens, par peur de l’inconnu, de la technique déshumanisées. Par manque d’imagination aussi peut-être : le papier reste si omniprésent. Le bureau sans papier est une utopie mais pour l’archiviste rêver que le papier pourra toujours (ou encore longtemps) se substituer à l’informatique est une utopie plus redoutable encore ! Le papier existe aujourd’hui comme un instrument de travail temporaire : le rédacteur l’utilise comme brouillon de ses schémas, le lecteur pour mieux s’approprier l’information, l’emporter avec lui, la surligner… et soulager ses yeux. Mais les « sorties » papier sont fragmentaires, sans cohérence, redondantes et lacunaires.
On peut penser qu’un progrès capital serait réalisé lorsque l’archivage des fichiers informatiques serait pris en compte dès la conception même des applications informatiques. Un cahier des charges destiné aux concepteurs de systèmes d’information pourrait être élaboré et diffusé dans l’administration et constituer ainsi un premier pas vers une norme pour la gestion et la conservation des données.
Face à cette emprise universelle de la technique, conserver pour l’histoire les documents que l’informatique génère aujourd’hui se révèle donc pour l’archiviste contemporain une obligation inéluctable, sous peine de pertes irrémédiables et de pans entiers de la mémoire nationale.
Une mobilisation des archivistes est indispensable, passant par la formation et l’élaboration d’une méthodologie qui n’en est qu’à ses balbutiements et devra évoluer au même rythme que celui de la technologie qui crée les documents. Mais elle risque de demeurer impuissante sans une sensibilisation générale de la société qui doit consentir des moyens financiers et techniques pour ce nouvel archivage mais doit aussi contribuer à la prise de conscience de tous les producteurs d’archives (administrations, entreprises, citoyens) qu’il faut œuvrer aux conditions de conservation de cette mémoire nouvelle.
Il en va des droits de l’historien de demain mais aussi, devant l’informatisation générale de la société, du citoyen d’aujourd’hui.